Finance islamique : quand l’éthique s’invite dans la finance
Ribaa, Maysir, Sukuk, Moudaraba… des noms inconnus au bataillon direz-vous ? Encore méconnue dans la finance mondiale il y a quelques années et encore vague dans l’esprit des français, la finance islamique connaît pourtant une forte progression depuis une décennie et suscite de nouveaux enjeux dans la sphère financière internationale. Quels sont ses fondements ? Comment fonctionne-t-elle ? A qui s’adresse-t-elle ? Explications
Des principes historiques
À première vue, on peut se demander quel est le lien entre l’Islam et la finance ? La finance islamique puise ses grands principes dans la Loi Islamique, la Charia, et vise à amener plus d’équité en finance. En effet, le Coran et la Sunna (comportement et enseignement du prophète qu’il est recommandé de suivre dans le dogme musulman), imposent une finance qui se structure autour d’une économie et des actifs réels, combinée à des valeurs éthiques et responsables.
Ces fondements se traduisent par des interdictions et des obligations impératives.
L’interdiction la plus connue est celle du Ribaa ou de l’Intérêt. En effet, toute opération liée à de l’intérêt est formellement prohibée. Cette prohibition émane d’une volonté de réduire les injustices lors de l’époque pré-islamique où le développement du Ribaa provoquait des situations de quasi-esclavage des emprunteurs n’ayant pu rembourser à temps leur prêteur. Il faut cependant préciser que la Charia ne s’oppose pas au principe multimillénaire de la rémunération de l’argent prêté, mais plutôt au caractère fixe et prédéterminé du taux d’intérêt. Ainsi, la rémunération à travers la marge commerciale et le profit reste de mise.
À cela s’ajoute également l’interdiction de réaliser des investissements aléatoires et de spéculer, ainsi que certains secteurs d’investissements tels que l’alcool, les jeux d’argent et de hasard ou les industries considérées par la loi islamique comme répréhensibles d’un point de vue moral.
La finance islamique est construite sur un système participatif où le risque doit être partagé entre les participants quels que soient les pertes ou les profits, la rémunération du capital se faisant à travers la productivité du projet.
Les banques islamiques ou filiales des banques conventionnelles ont donc dû développer des mécanismes financiers pour contourner ces interdictions.
« Le temps ce n’est pas de l’argent »…
Toute opération financière ou bancaire dont les revenus viendraient du seul fait que le temps s’écoule est interdite. De nombreux produits financiers « charia compliant » ont donc vu le jour afin de respecter la jurisprudence islamique :
- La Mourabaha, produit le plus connu et caractérisé par une double vente entre le vendeur et l’acheteur, consiste à contracter une forme d’emprunt sans intérêt. Ainsi, lorsqu’un client souhaite acquérir un bien, la banque l’achète à sa place et lui revend à un prix majoré. Cette commission et la période de remboursement sont déterminés dans le contrat initial et restent fixes. À l’échéance du contrat, la banque cède la propriété du bien à son client.
- La Moudaraba est un partenariat d’investissement où la banque joue le rôle d’investisseur et s’engage à financer intégralement le projet, et où l’entrepreneur assure la gestion de projet et apporte son expertise. En cas de succès, l’investisseur reçoit une participation sous la forme d’une part préfixée des bénéfices, au titre de sa participation à la création de valeur, et non pas en fonction du temps pendant lequel les capitaux auront été mobilisés. L’entrepreneur quant à lui, reçoit également sa part dans les bénéfices qui est fixée dans le contrat et renonce donc à une rémunération variable de son travail. En cas d’échec, seul l’investisseur supporte les pertes en capital. Cette technique est souvent considérée comme un bon moyen de financement par les petites entreprises et start-ups.
- La Moucharaka est une association entre deux parties dans le capital d’une entreprise ou d’un projet. Cette technique vise à mettre à disposition les ressources de la banque pour permettre à l’entrepreneur de renforcer ses fonds propres, définitivement ou temporairement pendant la durée d’une opération ponctuelle. La banque et l’investisseur sont solidaires : les profits comme les pertes sont partagés selon une clé de répartition en fonction du capital investi par chacun.
- L’Ijara est la mise à disposition d’un bien moyennant un loyer et peut s’assimiler à du crédit-bail. Comme pour la Mourabaha, la banque acquiert le bien, mais elle ne le revend pas à son client : elle le lui loue, avec possibilité de rachat au terme du contrat.
- Le Sukuk correspond à une obligation dans la finance conventionnelle (Asset-Backed Securities), mais contrairement à cette dernière qui confère la propriété d’une dette, le sukuk a une échéance fixée d’avance et est adossé à un actif permettant de rémunérer le placement en contournant le principe de l’intérêt. Les détenteurs de sukuk perçoivent ainsi une part de profit à risque quasi-nul et non un intérêt comme pour les ABS. Cette technique est surtout un moyen de mobilisation de l’Epargne et est particulièrement utilisée pour les financements immobiliers.
Pourquoi un tel succès ?
Croissance à deux chiffres, plus de 1800 milliards de dollars d’avoirs bancaires en 2013, 40 millions de clients dans le monde, prévisions de doublement de volume pour atteindre 4000 milliards de dollars en 2020 ; autant de chiffres qui illustrent le boom actuel que rencontre la finance islamique dans le monde. Alors que les banques dites conventionnelles ont eu du mal à se relever de la crise financière de 2008, pour quelle raison la finance islamique a-t-elle sorti son épingle du jeu ?
La raison est simple : bien qu’elle soit régie par des principes religieux, cette activité n’en reste pas moins plus sécurisée. Ainsi durant la dernière crise économique, la finance islamique a mieux résisté que les autres banques étant moins exposée aux « Sub-Primes » et aux créances toxiques, explique Mahmoud Mohieldin, directeur général de la Banque mondiale. Elle a maintenu un lien plus fort avec l’économie réelle en prohibant notamment la spéculation. « Avec de grandes réserves de fonds propres et de liquidités, les banques islamiques sont mieux outillées pour résister aux chocs du marché » estime le FMI. Elle véhicule de cette manière, une image de stabilité sur un plan macroéconomique et financier.
Malgré une situation géographique dominante dans le Golfe Persique (60%), la finance islamique n’est pas destinée de façon exclusive aux musulmans. Elle attire aussi des clients en quête de finance responsable et participative. NoorAssur, première agence spécialisée en France, estime détenir 15% de clients non-musulmans; Rayan Bank – anciennement Islamic Bank of Britain et première banque islamique de détail en Grande-Bretagne – a réalisé une étude entre le 1er janvier et le 15 août 2014, montrant que 83% de leurs clients étaient non-musulmans. La finance islamique n’est donc pas cantonnée à un périmètre religieux.
Une manne pour les banques françaises…
A l’instar de la Grande-Bretagne qui a saisi l’opportunité de se lancer dans une activité porteuse et qui est devenue le premier pays émetteur de Sukuk (323 Millions de dollars) en dehors des pays islamiques, la France tente elle aussi d’intégrer ce marché. Aménagements fiscaux pour attirer les investisseurs du Proche-Orient, encadrement officiel, naissance d’agences spécialisées comme NoorAssur, offres spécifiques telle que « Salam-Epargne et Placement » de SwissLife, cursus d’enseignements ciblés (Paris-Dauphine et faculté de Strasbourg) ; le secteur financier français a compris la manne financière qui s’offrait à lui.
Entre ses 4 à 5 millions de musulmans et sa population grandissante soucieuse de l’aspect alternatif et éthique de la vie quotidienne, la France possède un fort potentiel de développement économique en termes de finance islamique. Cependant, le manque actuel d’offre des banques françaises, risque d’entraîner une transformation de ces clients en clientèle inactive. Cette transformation se faisant au profit d’autres acteurs qui, eux auront développé des alternatives innovantes répondant à la demande croissante de la population.
Nous l’aurons compris, la Finance islamique connait une forte expansion et saura trouver les arguments auprès d’un certain nombre de clients. Toutefois, malgré sa très forte progression, son poids global ne représente que 2% de la finance mondiale. Ce secteur reste donc assez marginal. Manque d’organisation ? Manque d’harmonisation ? Manque de clarté dans la régulation ? Autant de questions qui nécessitent d’être clarifiées pour apporter davantage de standardisation, ce qui permettrait d’accroître considérablement son potentiel de croissance.
Lexique :
- Ribaa : intérêt. Formellement interdit en Islam
- Sunna : comportement que le prophète Mohammed a eu durant sa vie et qu’il est recommandé de suivre, selon le dogme musulman, en plus des règles mentionnées dans le Coran. La Sunna s’illustre à travers des Hadith (sous forme d’écrits), qui englobent tout l’enseignement du prophète (ses dires, actes, approbations ou désapprobations)
- Charia : Loi Islamique ou chemin à suivre pour respecter la loi divine, révélée au prophète Mohammed, d’après le dogme musulman