Lutte contre le financement du terrorisme, quels changements à venir pour les acteurs du secteur financier ?
Le massacre des journalistes de Charlie Hebdo en janvier, puis les attaques perpétrées en plein Paris en novembre ont contribué à remettre au premier plan le sujet de la lutte contre le financement du terrorisme. Bien que des mesures existent depuis les années 90, auxquelles se plient les établissements financiers, la donne est aujourd’hui nouvelle et des adaptations paraissent nécessaires afin de faire face à ce risque qui revêt une nouvelle ampleur.
Un arsenal réglementaire orienté sur la lutte contre le blanchiment
Les établissements financiers, établissements de crédit ou de paiement, prestataires de services d’investissement, compagnies d’assurance et mutuelles sont assujettis à la réglementation en matière de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme. Cet arsenal législatif, inspiré par les recommandations du GAFI et issu de la transposition en droit français des directives européennes impose des principes désormais bien connus comme la connaissance des clients, la surveillance des opérations et la déclaration des soupçons à Tracfin.
Depuis les années 90, les établissements financiers ont donc organisé et structuré leurs dispositifs, afin d’assurer la conformité de leurs processus avec les mesures prévues par la loi : procédures de classification des risques, d’identification et de vérification de l’identité des relations d’affaires, outils de surveillance automatisé des transactions, formations et sensibilisation du personnel. Des systèmes élaborés ont ainsi été développés afin de pister toute opération atypique ou sans justification économique en générant des alertes qui font l’objet d’analyses par les collaborateurs des services de conformité et de sécurité financière. L’origine et la destination des fonds constituent ainsi une préoccupation majeure à des fins de lutte contre le blanchiment des capitaux.
En effet, jusqu’alors, la lutte contre le blanchiment des capitaux a concentré une large part des efforts. La lutte contre le financement du terrorisme a ainsi été moins priorisée car considérée comme plus simple à circonscrire. En la matière, les établissements sont soumis à des obligations de gel des avoirs qui se traduisent essentiellement par des mesures de filtrage, lors de l’entrée en relation et au cours de la relation d’affaires, qui visent à i/ comparer les clients et futurs clients aux personnes suspectées d’activité terroriste et figurant sur les listes officielles publiées par la France, l‘Union européenne, les USA…, ii/procéder à une déclaration auprès du Trésor en cas de contrôle positif, et iii/ geler les fonds afin d’assécher les sources de financement du terrorisme.
Janvier 2015, la redécouverte de l’exposition au risque de financement du terrorisme
Ces mesures sont tout à fait opérantes au sein des établissements, même si dans les faits quelques ajustements sont parfois à noter (par exemple un mandataire ou le bénéficiaire d’un contrat d’assurance vie « échappent » quelques fois au filtrage pour des problèmes de bases informatiques ou de référentiels…). Néanmoins jusqu’à fin 2014, la perception de l’exposition au risque de financement du terrorisme par les établissements financiers était telle que la tentation de le qualifier de risque hypothétique était forte, et que les mesures ainsi en vigueur étaient considérées comme largement suffisantes. Les attentats de Charlie Hebdo et la découverte faite que leurs financements avaient été effectués par des crédits à la consommation ont suscité une prise de conscience. D’une part qu’en matière de financement de terrorisme les milliards collectés par Daesh par le biais du commerce du pétrole ou du gaz sont à mettre au regard des quelques dizaines de milliers d’euros nécessaires à l’organisation et la réalisation des attaques de janvier et de novembre, et d’autre part que, loin de n’être que des figures emblématiques comme Ben Laden en son temps, les terroristes vivent aujourd’hui potentiellement au coin de la rue, clients ou futurs clients des établissements.
Concomitamment à cette prise de conscience, le gouvernement, par la voie de Michel Sapin, a annoncé un certain nombre de mesures dès le mois de mars 2015, remettant au premier plan la lutte contre le financement du terrorisme : diminution du plafond des paiements en espèces et déclaration systématique à Tracfin des dépôts ou retraits d’espèces de 10 000 euros ou plus par mois (en unitaire ou cumulé). Fin novembre, le Ministre a annoncé d’autres mesures : encadrement plus strict des cartes prépayées et renforcement des pouvoirs de Tracfin qui aura désormais accès au fichier des personnes recherchées, demande d’une mobilisation des acteurs du marché de l’art… Mi-décembre à New York, une réunion des ministres des finances des pays membres du conseil de sécurité a par ailleurs consacré la lutte contre le financement du terrorisme comme priorité majeure au plan international.
Concrètement, quels sont les impacts à attendre pour les banques ?
Hasard du calendrier, l’ACPR et Tracfin ont publié le 19 novembre une actualisation des lignes directrices de 2010 sur la déclaration de soupçon et ont rappelé à cette occasion la nécessité d’une mobilisation forte des établissements financiers. Les banquiers, par la voix de Frédéric Oudéa, Président de la FBE, et de Marie-Anne Barbat-Layani, directrice générale de la FBF, ont rappelé également dès novembre leur engagement à contribuer efficacement à la lutte contre le financement du terrorisme, tout en pointant du doigt cependant les nouveaux acteurs des moyens de paiement.
Concrètement que mettent en œuvre les banques qui ont déjà beaucoup œuvré en matière de lutte contre le blanchiment ? Les dispositifs existants aujourd’hui, aussi performants soient-ils, ont été établis à des fins de lutte contre le blanchiment des capitaux et ne sont pas ou peu adaptés, que ce soit en terme de scénarios d’alertes ou de seuils, à pister des opérations potentielles de financement du terrorisme. Les filtrages automatisés par rapport aux listes officielles sont opérants, mais ne sont efficaces que dès lors que la personne a déjà été clairement identifiée comme participant à des activités terroristes et que tout l’arsenal juridique s’est déjà mis en œuvre afin de la faire figurer sur les listes…
Dès lors que peut-on attendre des établissements et notamment des banques ? Une véritable réflexion est à déployer, comme ce fut le cas pour la lutte contre le blanchiment de capitaux il y a 20 ans. Une des pistes serait de combiner i/ le principe connu de la connaissance de la clientèle, mais déclinée au plan opérationnel avec une véritable approche de proximité, permettant de percevoir en amont toute dérive radicale ii / et une analyse appropriée des opérations, en terme de montants (souvent faibles), de type d’opérations, de comportements et de modifications des habitudes (pour caricaturer l’acquisition fréquente de billets de train non justifiés par une activité professionnelle connue par exemple). Ce n’est pas simple, et cela soulève la question naturelle des moyens et des ressources. Les signaux de radicalisation sont souvent imperceptibles et nécessitent des démarches d’analyse extrêmement pointues. A l’heure du big data, voici certainement une piste à privilégier et qui pourrait s‘avérer prometteuse face à l’urgence d’agir et à la pression qu’entendent mettre les pouvoirs publics sur les acteurs du secteur financier en la matière.