Après le lancement par Danone en 2006 d’un yaourt à bas prix renforcé en micronutriments au Bangladesh, des paires de lunettes à moins de 5 euros dans le sud de l’Inde par Essilor, de plus en plus d’entreprises françaises se lancent dans la stratégie Bottom of Pyramid (BoP). Aujourd’hui, des entreprises proposent même des services bancaires à ceux qui ont des difficultés à accéder aux biens et services financiers de base.

En effet, alors que 2,1 milliards de personnes dans le monde vivent avec moins de 2,5$ par jour et 4 milliards avec moins de 7$, la « base de la pyramide » est un segment qui présente de grandes opportunités pour les entreprises que ce soit en Asie, en Amérique latine ou même en France où le taux de pauvreté était de 14% en 2013 (d’après l’INSEE, en 2013, 14% de personnes vivaient avec moins de 60% du revenu médian). Mais pour implémenter une stratégie BoP, l’entreprise doit faire face à de nombreux défis, notamment en termes d’adaptabilité du business modèle.

Un catalyseur d’innovation mais des défis à relever

Lorsque la théorie sur le BoP est apparue en 2004 avec le livre de C.K Prahalad « The Fortune at the Bottom of the Pyramid », certains ont d’abord cru en la promesse d’un el dorado composé de milliards de consommateurs. Il suffirait de « repackager » des produits déjà déversés sur les marchés des pays riches. Désormais, une vision 2.0 du BoP s’impose. Il s’agit d’innover radicalement dans un processus de co-création avec les futurs consommateurs et partenaires commerciaux locaux.

bank-note-1173810_19202D’un point de vue business, le segment des plus démunis présente de nombreuses opportunités. Un tel positionnement peut servir d’ancrage territorial sur des marchés prometteurs voire ouvrir de nouveaux marchés à fort potentiel. Les initiatives BoP peuvent être le fer de lance d’une implantation stratégique dans les pays émergents (exemple d’Orange en Afrique avec le mobile banking).

Une  grande valeur ajoutée du déploiement d’une stratégie BoP est le développement au sein de l’entreprise elle-même, d’une culture de l’innovation et de l’adaptabilité. Étant donné les défis que représentent un projet BoP, l’entreprise est dans l’obligation d’innover. Or, l’innovation est au cœur du développement de l’entreprise. Le BoP peut donc être un learning lab pour l’entreprise qui repense son modèle de production, l’organisation du travail, la R&D…

Enfin, un projet BoP associé à une communication efficace, influe sur l’image de marque et peut permettre de créer de la valeur sociale en interne, les collaborateurs se reconnaissant dans le projet.

Pour une entreprise, s’engager sur le marché du BoP est donc une promesse d’avenir mais ce sont aussi d’importantes implications stratégiques et opérationnelles. Les défis sont nombreux. D’une part, l’entreprise doit faire face à des mécanismes internes non-adaptés à la sélection de projets. En effet, il est difficile de juger un projet BoP sur des critères de rentabilité traditionnels : il serait considéré comme peu rentable, trop incertain à trop long terme et sa performance sociétale serait peu valorisée. D’autre part, il est nécessaire de donner suffisamment d’ampleur au projet pour impliquer aux mieux les salariés de l’entreprise afin de générer une dynamique pérenne. De plus, l’entreprise s’engage dans un environnement incertain et inconnu que ce soit en termes d’interlocuteurs (nouveaux partenaires, ONG, nouveaux clients, etc) qu’en termes d’infrastructures, de comportements et de contraintes.

“Building bridges between big banking and remote village communities, it points to a model for development whereby NGOs and the private sector together improve the lives of poor people and have positive results for business.”, Paul Boateng, Chambre des Lords au Royaume-Uni  à propos de l’initiative de Care, Plan et Barclays, dans un rapport intitulé “Breaking the Barriers to Financial Inclusion » 

La nouvelle banque d’Orange en France : le résultat d’une reverse innovation BoP

Green_innovationC’est en Afrique qu’Orange a tout d’abord développé des services bancaires. En s’appuyant sur une logique BoP, Orange a créé en 2008, Orange Money qui offre l’accès à des services financiers via le mobile. Avec plus de 15 millions de clients et plus de 4,5 milliards d’euros échangés en 2014 dans 13 pays africains, Orange Money connait un véritable succès. D’ailleurs, Orange est devenu le leader du marché ivoirien du mobile-banking. Depuis 2015, en partenariat avec HelloAsso, Orange a mis en place une plateforme de crowdfunding – Orange Collecte. Celle-ci permet aux clients de financer leurs projets personnels ou caritatifs. Avec sa plateforme mobile de financement participatif, le groupe entend révolutionner les pratiques des clients sur le continent. Ces initiatives s’inscrivent dans la décision stratégique du groupe de renforcer ses activités en Afrique, continent qui présente des perspectives de croissance très fortes, même si l’environnement d’affaires peut être complexe (risque de change, instabilité politique, etc).

Se lancer dans les services bancaires en Afrique a donc permis à Orange d’apprendre à maîtriser une partie des métiers de la banque avant de déployer son offre bancaire en Europe. Mais capitaliser sur ses expériences BoP comporte des limites. En Afrique, Orange a bénéficié d’un effet de levier. La population exclue du système bancaire accepte de passer par le mobile pour accéder à sa banque, d’autant plus que le réseau d’agences bancaires est peu densifié. Or le marché bancaire français est mature, la population est davantage aisée et fortement bancarisée. De plus, il existe une réticence à recourir au mobile pour payer.

C’est donc grâce à de la reverse innovation, c’est-à-dire la conception d’un produit ou d’un service dans un pays émergent avant de le commercialiser dans un pays développé, qu’Orange déploie son offre en Europe. Ainsi, Orange développe depuis 2014 son offre bancaire en Pologne. Avec mBank, (troisième banque en Pologne), Orange a mis en place une application – Orange Finanse – permettant d’effectuer un paiement, un virement ou de contracter un emprunt. Avec plus 100 000 clients, le service bancaire polonais est un vrai succès. En France, l’annonce du rapprochement entre Orange et Groupama en 2016 a fait trembler les banques. En effet, Orange veut lancer dès 2017, une banque 100% en ligne dans l’Hexagone.

Le Compte-Nickel, le BoP sur le marché bancaire en France

La stratégie BoP n’est pas uniquement déployée dans les pays en développement. Bien au contraire, certaines entreprises ciblent les plus démunis dans les pays développés. Ainsi, deux ans après son lancement, le Compte-Nickel compte plus de 200 000 clients. Lors de son apparition sur le marché bancaire en février 2014, ce nouvel acteur visait à proposer des services financiers pour les clients les plus « fragiles » : « un compte sans banque pour ceux qui ne veulent plus des banques ou dont les banques ne veulent plus ».

compte-nickelLe Compte-Nickel est une solution de dépôt et de retrait. Le découvert et l’épargne ne sont pas autorisés, aucun prêt ne peut être accordé. Son réseau physique est constitué des bureaux de tabac.  De fait, la simplicité est le maître mot de cet ovni bancaire. Un Compte-Nickel peut être ouvert chez un buraliste sur simple présentation d’une carte d’identité et d’un numéro de téléphone portable. Ensuite, le client peut retirer à n’importe quel distributeur.

Avec comme objectif d’atteindre 1 million de clients en 2018, le Compte-Nickel répond à un réel besoin. Sans «stigmatiser »  les clients les plus démunis il leur propose une offre qui se veut innovante et simple. Ce modèle BoP permet de dépasser la « double peine » de la pauvreté : les personnes à faible revenu doivent payer plus cher (à parité de pouvoir d’achat) que les plus aisés. Finalement, le Compte-Nickel a su attirer non seulement la population exclue des banques mais aussi des clients avec des revenus moyens et les personnes qui désirent avoir une carte bancaire sécurisée (pas de découverts possibles) dédiées aux achats sur Internet en plus de leur compte bancaire traditionnel.

Le Compte-Nickel peut être considéré comme un succès du BoP à la française et encourager des entreprises ou des entrepreneurs à s’engager sur ce marché, c’est-à-dire à intégrer les bénéficiaires dans la chaîne de valeur en tant qu’acteurs et consommateurs.

La logique de marché BoP est d’utiliser les forces de l’entreprise et du marché pour répondre aux besoins des plus démunis. Les projets BoP sont une source d’innovation, un Learning lab pour l’entreprise dans son ensemble. Le BoP représente par ailleurs une nouvelle compréhension de la pauvreté puisqu’il s’agit de co-créer et d’intégrer les populations en difficulté dans la chaîne de valeur. Cette vision de la lutte contre la pauvreté va dans le sens d’une nouvelle mouvance dans nos sociétés : la recherche du collaboratif, de l’éthique et de la transparence.

 

Pour aller plus loin : quelques  initiatives BoP de grands groupes